Mao, l'histoire inconnue
 
Extraits du livre de Jung Chang et John Halliday
proposés par le Bureau du Tibet à Paris.

Traduit de l'anglais par Béatrice Vierne et Georges Liebert
Avec le concours d'Olivier Salvatori
Editions Gallimard
Prix : 28 Euros
864 pages
Parution en France : 2006

 
 
 
Les Tibétains se rebellent
 
Dès qu'il eut conquit la Chine, Mao décida de s'emparer du Tibet. Lors de son entrevue avec Staline, le 22 janvier 1950, il demanda que l'aviation soviétique acheminât des approvisionnements aux troupes chinoises qui " se préparaient à une attaque ". " C'est une bonne chose que vous lanciez cette attaque. Il faut soumettre les Tibétains ", répondit Staline, et il conseilla d'inonder le Tibet et les autres régions frontalières de Chinois Han : " L'ethnie chinoise ne constitue pas plus de 5 % de la population du Xinjiang, dit-il. Il faut élever cette proportion à 30 % […]. En fait, tous les territoires limitrophes devraient être peuplés de Chinois ". Ce fut exactement ce à quoi le régime communiste chinois s'employa dès lors.
 
En 1950-1951, vingt mille soldats venus de Chine communiste pénétrèrent en territoire tibétain. Mao cependant se rendit compte qu'il lui était impossible d'en envoyer davantage, car aucune route digne de ce nom ne permettait d'approvisionner une grande armée. De plus, les soldats de Mao n'étaient pas habitués à l'altitude, et l'armée tibétaine était loin d'être négligeable. Mao se prêta donc au jeu des négociations, en prétendant qu'il avait l'intention d'accorder au Tibet une quasi-autonomie. Affectant la modération et la bienveillance, il reconnut le Dalaï Lama, le chef spirituel et temporel de la nation tibétaine, comme dirigeant légitime du pays ; il lui envoya des cadeaux, notamment un projecteur de films 16 mm, et tint des propos rassurants aux délégations tibétaines. En même temps, il se hâtait de faire construire deux routes donnant accès à la région.
 
En Septembre 1954, le Dalaï Lama, âgé de dix-neuf ans, se rendit à Pékin, afin d'assister aux travaux de l'Assemblée nationale croupion dont il avait été nommé membre. Mao le rencontra au moins une douzaine de fois au cours de son séjour, qui se prolongea pendant six mois, bien décidé à faire sa conquête … à et le désarmer. Il connaissait l'intérêt du jeune homme pour les sciences : " Vous êtes un réformateur de mon espèce.
 
Nous avons beaucoup de choses en commun ", lui dit-il en évoquant la réforme de l'éducation. " C'était cela le danger avec Mao, nous a confié le Dalaï Lama : tout ce qu'il disait était à moitié vrai. A moitié vrai ! ". Tout en jouant la carte de l'apaisement, Mao se montrait aussi paternaliste et autoritaire, et reprochait vivement à son visiteur de ne pas admettre que " la religion était un poison ".
 
Soucieux de faire du mieux qu'il pouvait pour le bien de son peuple, le Dalaï Lama demanda à adhérer au PCC. Sa requête ayant été repoussée, il s'efforça néanmoins de maintenir Mao dans de bonnes dispositions, et, de retour à Lhassa, il lui adressa au cours de l'été de 1955 une lettre dans laquelle il avait glissé une fleur du Tibet. Mao lui répondit sur un ton frôlant la sentimentalité :
 
Cher Dalaï Lama, j'ai été très heureux de recevoir votre lettre […]. Vous me manquez souvent, comme me manquent les heureux moments que nous avons passés ensemble à Pékin. Quand aurai-je le plaisir de vous revoir ? […]. J'ai été enchanté par la fleur tibétaine que vous avez jointe à votre lettre […]. J'en joins une à la mienne pour vous …
 
Au début de 1956, les deux grandes routes donnant accès au Tibet étaient achevées. C'est alors que Mao commença à réquisitionner la nourriture, à attaquer la religion et à confisquer les armes dans une région contiguë au Tibet, le Kham, où vivaient environ un demi-million de Tibétains. Ceux-ci se rebellèrent, et, dès la fin du mois de mars, ils avaient réuni une force armée de plus de soixante mille hommes, disposant de quelque cinquante mille fusils. La rébellion se répandit comme une traînée de poudre dans d'autres régions où les Tibétains constituaient la majorité de la population.
 
Mao se retrouva soudain confronté à une véritable guerre dans des zones très étendues à l'intérieur du pays. Pour y faire face, il eut recours à l'artillerie lourde et aux bombardements aériens. Mais le nombre et la combativité des rebelles lui firent très vite comprendre à quelle espèce de résistance il se heurterait au Tibet même. En Septembre, il suspendit son plan de " maoïsation " du pays.
 
Deux ans plus tard, en 1958, le lancement du Grand Bond en avant entraîna une hausse colossale des réquisitions de denrées alimentaires. Celles-ci rencontrèrent une résistance farouche au Tibet, ainsi que dans les quatre immenses provinces de la Chine occidentale, le Gansu, le Qinghai, le Yunnan et le Sichuan, qui comptaient une nombreuse population tibétaine. Beaucoup de Tibétains étaient parvenus à conserver leurs armes à feu, car celles-ci leur étaient indispensables pour protéger leurs troupeaux ; ils avaient aussi des chevaux, ce qui les rendait particulièrement mobiles. Surtout, ils possédaient une identité, une langue et une religion bien à eux, qui leur permettaient de s'organiser en secret.
 
Dans le Qinghai, une province plus grande que la France, la révolte s'étendit à tout le territoire. Le 24 juin, Mao donna l'ordre de la mater au plus vite. Dans le même temps, il avertit son commandement militaire " de se tenir prêt à faire face à une rébellion à outrance au Tibet même ". Il précisa de façon explicite qu'elle devrait être écrasée sans merci. " Au Tibet, écrivit-il le 22 janvier de l'année suivante, nous aurons besoin d'une guerre totale pour régler le problème de façon définitive. Les dirigeants […] disposent à présent d'une force rebelle de 10 000 hommes, dont le moral est au plus haut. Ce sont nos plus sérieux ennemis. Mais c'est […] une excellente chose, car cela nous permettra de résoudre nos problèmes par la guerre. " Plus grande sera l'agitation, notait-il un mois plus tard, mieux cela vaudra ".
 
Le 10 mars 1959, une émeute éclata à Lhassa, où le bruit s'était répandu que les Chinois projetaient d'enlever le Dalaï Lama. Des milliers de gens se rassemblèrent devant son palais et dans les rues, en criant : " Dehors, les Chinois ! ". Le lendemain, Mao ordonna à ses hommes de laisser le Dalaï Lama s'échapper. Il supputait que si celui-ci était tué, l'opinion se mobiliserait dans le monde entier, en particulier dans les pays bouddhistes et en Inde, le champion des non-alignés que Mao coutisait.
 
Pendant la nuit du 17 mars, le Dalaï Lama parvint à quitter Lhassa et gagna l'Inde. Une fois la nouvelle confirmée, Mao dit à ses troupes : " Faites tout votre possible pour retenir nos ennemis à Lhassa […] comme cela, quand le gros de nos forces arrivera, nous pourrons les encercler et les anéantir ".
 
La guerre sur le terrain était appuyée par la propagande. Le 7 avril, Mao se renseigna sur les coutumes tibétaines. Il voulait en particulier savoir si les dirigeants utilisaient la torture et si l'on continuait d'écorcher vifs les lamas indociles et de leur sectionner les tendons. Le 29, sur un ordre de lui, une vigoureuse campagne de presse fut lancée, brossant du Tibet un tableau terrifiant : tous les jours s'y déroulaient des supplices atroces comme les deux que nous venons de mentionner, et l'on arrachait aussi les yeux aux récalcitrants. Ravivant des préjugés séculaires, cette vague de propagande se révéla efficace, et Mao réussit à instiller dans l'esprit de ses compatriotes l'idée que le Tibet était un pays barbare.
 
Le régime instauré par l'ancienne théocratie tibétaine avait présenté bien des aspects rebutants, mais, en matière de brutalité et de souffrances, il ne pouvait rivaliser avec celui de Mao. Le contraste ressort clairement d'une longue lettre (d'environ cent soixante feuillets) que le Panchen Lama, second chef spirituel du Tibet par ordre d'importance, adresserait à Chou En Laï en 1962. Cette lettre, dans laquelle il décrivait les évènements qui s'étaient déroulés entre 1959 et 1961, a d'autant plus de poids que le Panchen Lama avait d'abord été heureux d'accueillir les troupes de Mao au Tibet et avait même approuvé la répression de la révolte de Lhassa, en 1959. Qui plus est, Chou lui-même reconnut que la lettre ne contenait rien d'inexact.
 
Mao avait imposé à l'économie tibétaine un niveau de réquisitions bien supérieur à ce qu'elle était en mesure de fournir. " [Autrefois], écrivait le Panchen Lama, la nourriture ne manquait pas autant […] personne ne mourrait de faim ". Mais en 1959 et 1960, " on a collecté trop de céréales, on confisquait même les aliments et la tsampa [une farine d'orge qui constitue la base de l'alimentation tibétaine] que les gens plaçaient dans leurs sacs d'offrandes ". Les réquisitions étaient brutales : " Presque toutes les réserves alimentaires, la viande et le beurre ont été confisqués […]. Il n'y avait plus d'huile pour allumer les lampes, pas même de bois pour le feu ". " Pour survivre, les gardiens de troupeaux ont dû manger leurs bêtes en grand nombre ". La population était conduite dans des cantines, où on leur servait " des mauvaises herbes, et même des écorces, des feuilles, des racines et des graines impropres à la consommation ". Les aliments traditionnellement réservés aux animaux étaient " désormais considérés comme des mets rares, nourrissants et délicieux ". L'état de santé de la population se dégrada rapidement. " Une banale maladie infectieuse comme le rhume provoqua […] d'innombrables décès. Beaucoup de gens […] mouraient aussi de faim […]. La mortalité était épouvantable […]. Jamais dans toute l'histoire du Tibet, une famine n'avait causé de tels ravages ".
 
Tout en rédigeant sa lettre, le Panchen Lama parcourait diverses régions du Tibet. Il découvrit que, dans le Qinghai, les habitants ne possédaient même plus de bols pour manger. " Dans l'ancienne société, même les mendiants avaient des bols ", observa-t-il. Sous Tchang Kaï Chek et aussi sous le seigneur de la guerre musulman, Ma Pu-fang, jamais les Tibétains du Qinghai " n'avaient été pauvres au point de ne pouvoir s'acheter un bol " !  Plus tard, des gens tentèrent à plusieurs reprises de s'introduire de force dans les camps de travail et les prisons, dans l'espoir d'y trouver quelques vivres.
 
Un grand nombre de Tibétains durent subir de violentes séances de dénonciation, y compris le propre père et la famille du Panchen Lama. " Certains on été si cruellement battus, nota-t-il, qu'ils saignaient des yeux, des oreilles, de la bouche et du nez ; ils s'évanouissaient, avaient les bras ou les jambes cassés […] d'autres mouraient sur place ". Pour la première fois au Tibet, le suicide devint une pratique répandue.
 
Les Tibétains étaient si nombreux à rejoindre les rébellions contre le régime de Mao que les soldats chinois en vinrent à les traiter tous en ennemis, et ramassaient la majorité des hommes adultes. Dans de nombreux villages, il ne restait que " les femmes, les vieux, les enfants et quelques très rares hommes jeunes ou d'âge mûr ". Après la mort de Mao, le Panchen Lama révéla un chiffre confondant, qu'il n'avait pas osé inclure dans sa lettre : 15 à 20 % de tous les Tibétains, soit peut-être la moitié des hommes adultes, avaient été jetés en prison, où ils succombèrent en masse aux travaux forcés. Ils étaient traités en sous-hommes. Le lama Palden Gyatso, qui avait été condamné à une longue peine d'emprisonnement qu'il supporta avec un grand courage, nous a confié que lui-même et les autres prisonniers étaient fouettés avec des fils de fer, tandis qu'ils tiraient de lourdes charrues.
 
Pour écraser les rébellions, les soldats chinois se comportaient de façon atroce. Dans un village, préciserait le Panchen Lama (après la mort de Mao), " les corps des victimes furent traînés jusqu'en bas de la montagne " et ensevelis dans une vaste fosse commune ; on fit venir les familles des morts, et on leur dit : " Nous avons éliminé les bandits rebelles, c'est jour de fête. Vous allez danser sur la fosse où sont enterrés leurs cadavres ".
 
Les atrocités se doublaient d'une volonté d'anéantir la culture tibétaine. Une campagne officiellement baptisée " la grande destruction " fut alors lancée. Le mode de vie des Tibétains fut soumis à de violentes attaques, sous pretexte qu'il était " arriéré, sale et inutile ". Mao voulait à toutes forces éradiquer la religion, qui constituait pour la majorité des habitants l'essence même de leur vie. Lorsqu'il avait rencontré le Dalaï Lama, en 1954-1955, il lui avait déclaré qu'il y avait trop de moines au Tibet, ce qui était préjudiciable à la " reproduction de la force de travail ". A présent, bonzes et bonzesses devaient rompre leurs vœux de célibat et se marier sous la contrainte. " Les textes sacrés furent utilisés comme engrais, et l'on fabriqua des souliers avec les images du Bouddha et les soutras ", écrirait le Panchen Lama. La destruction fut si complète que " même des déments n'auraient pu en faire autant ". La plupart des monastères furent dévastés : " On aurait dit que ces endroits venaient d'être ravagés par la guerre et les bombardements ". D'après le Panchen Lama, le nombre de monastères tibétains, qui s'élevait à deux mille cinq cents avant 1959, " ne dépassait pas soixante-dix en 1961 ". Le nombre de bonzes et de bonzesses chuta quant à lui de plus de cent mille à sept mille (dix mille d'entre eux réussirent à fuir à l'étranger).
 
Une des directives que les Tibétains ressentirent de façon particulièrement douloureuse fut l'interdiction des cérémonies mortuaires. Comme l'écrivit le Panchen Lama :
 
" Quand quelqu'un meurt, s'il n'y a pas de cérémonie pour expier ses péchés, afin que son âme soit libérée du purgatoire, cela revient à traiter le mort avec la plus grande […] cruauté […]. Les gens disaient : Nous mourons trop tard […]. Désormais, quand nous mourrons, nous serons jetés dehors comme des chiens ! "
 
Quand le Panchen Lama parcourut le pays, au début des années 1960, les gens, en courant de grands risques, allaient le trouver et le supplier en pleurant : " Ne nous laissez pas mourir de faim ! Ne laissez pas détruire le bouddhisme ! Ne laissez pas s'éteindre le peuple du pays des neiges ! ". Mao fut " très mécontent " de la lettre du Panchen Lama et le lui fit payer très cher, notamment par dix années de prison.
 
Au Tibet comme dans toute la Chine, le règne de Mao causa des malheurs sans précédent.
 

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